L'approche goethéenne de la nature

La biodynamie s’appuie sur des concepts tels que les forces de vie et l’être de la plante. L’approche goethéenne (d’après les travaux scientifiques du grand écrivain allemand), largement poursuivie par Rudolf Steiner, permet de comprendre et d’approcher ces concepts.

Goethe et la nature

L’un des fondateurs de cette « phénoménologie de la nature » est le célèbre écrivain allemand J. W. von Gœthe (1746 – 1832), plus connu pour son œuvre poétique et théâtrale (Faust) que pour son œuvre scientifique (théorie des couleurs, traités de botanique et d’anatomie, travaux sur la météorologie). Son approche trouve actuellement un écho chez des scientifiques actuels tels que Stephen Jay Gould et Francis Hallé qui lui rendent un hommage post mortem bien mérité, dans un contexte de changement de paradigme.

J. W. von Gœthe développa une « approche adaptée à l’objet d’étude ». Au lieu d’utiliser une méthodologie pré-établie pour étudier un minéral, une plante ou un animal, Gœthe tente, par une observation très fine des phénomènes (il parle d’un délicat empirisme), de tirer la méthodologie à partir de l’objet d’étude lui-même. Heinroth (1831) qualifie l’esprit de Gœthe de « gegenständlich », ce qui signifie objectif, qui dérive de l’objet et ne s’impose pas à lui. La plupart du temps, nous projetons des modèles « prêt-à-l’emploi » sur ce que nous voulons connaître. Par exemple, la feuille d’une plante est considérée comme un simple panneau solaire – ce qu’elle est effectivement, mais pas uniquement. Car dans ce cas, pourquoi a-t-elle des formes, des couleurs et des odeurs si complexes ? Ce n’est pas en considérant la plante comme une machine que toutes ses manifestations peuvent être comprises, mais en développant une approche qualitative, en observant comment les formes, les couleurs et les odeurs viennent à se manifester.

Un bref historique permettra de mieux comprendre l’importance et l’urgence de développer une approche que l’on peut qualifier de goethéenne.

Jusqu’à la fin du Moyen-Âge, les sciences de la nature (alchimie, astrologie, médecine des signatures…) avaient une approche qualitative des forces et formes de la nature. A l’avènement de la Renaissance, les nouvelles sciences naturelles naissantes ont réduit la richesse, la profondeur de la nature à ses aspects quantitatifs (mesure, poids et nombre). Toutes les autres qualités (couleurs, odeurs, formes, etc.) ont été considérées comme purement subjectives, c’est à dire incapables de nous informer sur la nature véritable de la chose ou de l’être observé.

Au tournant du XVIIIe au XIXe siècle, en particulier dans les pays de langue allemande, se développa une science qui remit à l’honneur l’observation des phénomènes dans toute leur richesse, la Naturphilosophie, dont Goethe est l’un des plus illustres représentants. Autour de lui et à sa suite un certain nombre de scientifiques, poètes et philosophes développeront une école goethéenne. En France aussi certains grands biologistes seront proches des recherches de Goethe par certains aspects ; on peut citer Rousseau et Geoffroy Saint-Hilaire par exemple. Le positivisme, le darwinisme et le néodarwinisme triompheront ensuite mais ce courant « goethéen » a continué de se développer ainsi que des démarches proches comme celles des transcendantalistes aux États-unis (Emerson, Thoreau, etc.).

A la fin du 19e siècle, Rudolf Steiner (1861 – 1925), en collaboration avec d’autres penseurs de son époque, est responsable de l’édition allemande des œuvres scientifiques de Gœthe. Il passe alors plusieurs années aux archives Gœthe à Weimar et étudie profondément son œuvre, qu’il rendra explicite et accessible à la conscience moderne dans de nombreux écrits (voir notamment Steiner R. Epistémologie de la pensée gœthéenne, EAR). Plus tard, il mit en pratique la méthodologie gœthéenne dans le développement d’applications pratiques dans de nombreux domaines, parmi lesquels l’agriculture : c’est la naissance du mouvement biodynamique dans les années 1924.

Ces derniers temps on constate un regain d’intérêt pour l’approche de Goethe dans le cadre des nouveaux paradigmes scientifiques. Mais ce sont aussi les recherches récentes de la génétique qui viennent confirmer les travaux de Goethe sur la plante. De même, les travaux de Geoffroy Saint-Hilaire avec sa recherche du « type animal » – recherche commune avec Goethe – et la thèse de Lamarck sur les caractères acquis ressortent de l’oubli car des recherches semblent confirmer la justesse de cette vision.

Afin de comparer l’approche scientifique de Gœthe avec la méthodologie dominante de nos jours, regardons ce que dis Francis Bacon, l’un des fondateurs de la pensée scientifique moderne : « Les secrets de la nature se révèlent plutôt sous la torture de l’expérience que lorsqu’ils suivent leur cours naturel » (F. Bacon, Novum Organum, I, § 98). L’approche gœthéenne consiste davantage en un dialogue avec la nature. Gœthe considérait la nature comme un « secret révélé », c’est-à-dire non-voilé. Si la nature nous apparaît comme un secret, c’est que nous n’avons pas éveillé les organes sensoriels nous permettant de la percevoir ; mais elle ne cache rien. La nature nous parle mais pour l’entendre, nous devons l’écouter, c’est-à-dire observer le développement des phénomènes, comme nous le suggère l’auteur allemand Hermann Hesse :

Tout ce qui est visible est la manifestation d’une signification ; la nature entière est image, langage, hiéroglyphe coloré. Cependant nous ne sommes ni préparés, ni habitués à l’observer vraiment malgré le haut degré de développement de nossciences naturelles ; de manière générale nous sommes plutôt ses adversaires. Certaines époques, peut-être même toutes les époques qui ont précédé l’invasion du monde par les techniques et l’industrie ont su percevoir et comprendre le langage magique des signes présents dans la nature, elles se sont montrées capable de les déchiffrer avec bien plus d’innocence et de simplicité que nous.

Hermann Hesse, Brèves nouvelles de mon jardin, Calmann-Lévy, 2005, Paris, p. 177.

Pour Gœthe, il ne s’agit pas de trouver une explication aux phénomènes que nous percevons.  Il ne s’agit pas d’aller au-delà des phénomènes pour élaborer des modèles de la réalité. Il résume sa pensée en disant : « les faits sont la théorie (la doctrine) ».

Ainsi, l’approche gœthéenne d’une plante, d’un animal ou du paysage d’une ferme considérée comme un organisme, voudrait élargir l’étude technique et analytique, qui produit essentiellement des données et des éléments quantitatifs, avec une étude des qualités des êtres en question. Il s’agit d’une approche globale basée sur l’observation qui va au-delà d’une simple analyse descriptive et tente d’appréhender les structures qui organisent et gouvernent les différents éléments du sujet étudié – en d’autres termes : le caractère spécifique, l’essence de cet être.

Pratiquer la phénoménologie goethéenne

Un des premiers obstacles à une approche phénoménologique du vivant est la perte de la confiance dans la capacité de nos organes des sens à nous transmettre la réalité du monde. En effet, la vulgarisation scientifique dominante nous assène que toutes nos perceptions sensorielles sont de pures illusions, des représentations d’une réalité que nous ne pouvons pas atteindre.

Si je vois une fleur rouge, odorante et que j’admire sa couleur et son parfum, que j’essaie de la comprendre, un scientifique ou un ouvrage de botanique me dira : « mais non, le rouge que tu observes n’existe pas, c’est une longueur d’onde en réalité (quelle réalité ?) et le parfum que tu sens, qui t’emplit est en fait une somme de molécules. »

La plupart des perceptions de nos sens sont ainsi ramenées à des longueurs d’onde, des molécules, et notre monde perd toutes ses couleurs, senteurs, textures, sons, etc. De ce point de vue très courant aujourd’hui, l’être humain serait enfermé dans une sorte de prison dans laquelle son système nerveux lui apporte des signaux provenant d’un corps et d’un monde extérieur inconnus. Il s’inventerait alors un monde sensoriel avec des sons, des couleurs, des odeurs, des goûts, etc.

Goethe partait d’une approche toute différente. Il avait la certitude que l’être humain ressent et fait l’expérience de son corps et, par son intermédiaire, de la réalité sensible. Il nous incite à faire totale confiance à nos sens dans la mesure où ils sont sains. Il affirme : « L’homme est suffisamment équipé pour tous les vrais besoins terrestres, s’il fait confiance à ses sens et les développent de manière telle qu’ils restent dignes de confiance » (Maximes en prose 3). Il va même plus loin : « L’homme en lui-même, dans la mesure où il fait usage de ses sens sains, est l’appareil physique le plus grand et le plus exact qui puisse exister… » (Maximes en prose 13).

Ceci peut paraître exagéré à l’heure des microscopes électroniques. Mais il existe des exemples très probants. On sait par exemple qu’un bon goûteur de vin peut détecter des falsifications que l’analyse de laboratoire ne détermine pas.

Goethe précise sa pensée en disant : « Les sens ne trompent pas, c’est le jugement qui trompe. » (Maximes en prose 4). En effet, on parle souvent d’illusion des sens, mais en fait c’est la pensée, le jugement, qui se laissent tromper, pas les sens.,et il ajoute, refusant tout modèle explicatif, forcément réducteur : « les faits seuls sont la doctrine (ou l’enseignement) ». Ainsi s’appuyant sur toutes les perceptions des sens qu’il exerce pour les rendre toujours plus sensibles, il pratique une approche « objective ».

Bref résumé de l’approche goethéenne en pratique :

Prenons l’exemple d’une plante. L’approche débute par une observation précise et détaillée de la plante étudiée en intensifiant les différentes perceptions sensorielles. Pour cela, il faut une attitude ouverte, d’étonnement, tous les sens en éveil. Cette attitude innée chez le petit enfant demande un grand effort de volonté à l’adulte, souvent empli de connaissances qui forment un filtre entre le « donné » à connaître et sa conscience.

Exerçant cette approche par tous les sens, j’en viens à me demander d’où viennent les formes que j’observe. Comment se sont-elles constituées ? La méthode « tirée de l’observation de la plante » est alors de l’observer dans le temps. Je ne peux comprendre les formes issues de sa croissance dans le temps et l’espace en la regardant en un instant donné. Il me faut observer les différentes étapes de la croissance du coquelicot dans son environnement, de la germination de la graine jusqu’à son dépérissement. J’essaie de participer intérieurement au processus de croissance pour ensuite essayer de le « recréer » en imagination, pour approcher la dynamique spécifique de cette plante. Il faut exercer un mode de penser « vivant » pour saisir les processus vivants.

Goethe a développé le concept de l’archétype de la plante (aussi appelé plante primordiale). Il pensait que le même principe formateur invisible, mais perceptible par la pensée, agit dans chaque espèce végétale en se spécialisant dans une direction particulière. Il se posait la question : comment puis-je reconnaître que tel ou tel objet est une plante ; toutes les plantes doivent bien avoir quelque chose en commun. Dans chaque objet que nous appelons plante, nous voyons intuitivement l’action de la plante primordiale. Chacun d’entre nous, si on lui demande ce qu’est une fleur, répondra que c’est l’organe ou apparaissent en général couleurs et odeurs. Nous avons là une brève idée de la partie fleur de la plante originelle. L’étude de la métamorphose des plantes peut intensifier et préciser cette étape. On constate que de nombreuses plantes à fleurs suivent une triple métamorphose : dans les feuilles, puis dans la fleur et dans le fruit – tous ces organes étant formés de feuilles, ce qui est confirmé par la biologie moléculaire moderne. Un lien, une continuité invisible réunit les feuilles. Si l’on compare les feuilles successives, on s’aperçoit que c’est grâce à notre pensée que nous parvenons à trouver la cohésion, le mouvement de métamorphose. C’est-à-dire que dans la plante agit un principe formateur que nous percevons par notre pensée lorsque nous reproduisons intérieurement la succession des feuilles. La pensée est alors employée comme instrument de perception des « forces formatrices » invisibles aux sens (mais perceptibles à la pensée).

C’est alors que nous pouvons « développer, à partir de la forme primordiale, chaque cas particulier (espèce végétale ) qui se présente à nous » (4). Ce faisant, nous parvenons à toucher du doigt la nature spécifique, intérieure de la plante. C’est à partir de ce moment que l’on pourra commencer à comprendre ses particularités qu’il faut mettre en relation avec l’être humain si on veut connaître ses propriétés médicinales (7).

Ainsi on ne peut comprendre la vie à partir de l’interaction de ses éléments morts. L’approche analytique de la science suppose, d’une part, que tout est contenu dans les éléments et d’autre part que tout est présent à un moment donné. Nous avons constaté que la plante est un être qui n’est pas entièrement présent en un instant donné mais au contraire se manifeste au cours du temps, dans un processus. C’est le cas de toute plante. Ainsi, pour observer la totalité d’une plante, il faut la regarder à un moment donné dans son milieu et, d’autre part, la regarder dans le temps, de la graine qui germe à la prochaine graine qu’elle formera.

La plante n’est par un objet, présent à un moment donné, mais un « événement, un processus » qui se déroule dans le temps et dans un contexte précis (son milieu). On se rapproche plus d’un morceau de musique, en effet la musique ne peut être perçue qu’au fil du temps ; une note ou l’ensemble des notes écoutées en un instant ne donnent aucune idée de la mélodie.

Notes bibliographiques: 
  • 1. Seamon David and Zajonc Arthur: Goethe’s way of science. A phenomenology of nature. State University of New York Press.
  • 2. Bortoft Henry : La démarche scientifique de Goethe. Éditions Triades.
  • 3. Bockemühl J. : Éveil au paysage (Erwachen an der Landschaft).
  • 4. Goethe : Métamorphose des plantes. Éditions Triades.
  • 5. Steiner R. : Une théorie de la connaissance chez Goethe. Éditions Anthroposophiques Romandes.
  • 6. Biodynamis Hors-série N° 5 mars 2003 : Observer le vivant. Éditions Mouvement de Culture Bio-Dynamique.
  • 7. Escriva C. et Florin J-M. Rencontrer les plantes. Ed Amyris

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